La répression de « l’immigration illégale » telle qu’elle est conduite par le Ministre de l’Intérieur (Nicolas Sarkozy) en France et les divers procédés qu’elle met en œuvre - opérations « coup-de-poing » dans les quartiers habités par les migrants, contrôles au faciès, interpellation des enfants dans les écoles, convocations-pièges au guichet des préfectures - évoquent inévitablement, aux yeux de certains de nos concitoyens, les années noires de 1940-1944 et le sombre souvenir des persécutions antisémites.
Bien entendu, sitôt que ce parallèle est explicitement énoncé, les protestations fusent pour souligner son caractère incongru. Les deux situations n’auraient, assure-t-on, rien de comparable, et leur seul rapprochement serait une insulte à la mémoire des victimes de l’extermination.
Voire... Assurément, il existe entre les deux épisodes des différences considérables, et il serait absurde de les nier. Cependant, sitôt qu’on cherche à les cerner de façon précise, il apparaît qu’elles tiennent presque exclusivement au rôle des occupants allemands : terriblement présents et actifs en 1942, ils ont - fort heureusement -disparu en 2006. En revanche, si l’on considère le comportement des autorités françaises, les similitudes sont manifestes.
En premier lieu, la présence de certaines personnes sur notre sol est constituée en « problème », et tous les esprits « raisonnables » s’accordent pour estimer que ce problème exige une solution. En 1940, une large fraction de l’opinion, débordant de très loin les frontières de l’extrême-droite, reconnaissait la réalité d’une « question juive » en France, même si des divergences profondes existaient quant aux réponses à lui apporter. De même, de la droite à la gauche, nos dirigeants proclament d’une même voix que l’immigration illégale met en péril nos équilibres sociaux et notre identité, et qu’il faut donc la refouler, les désaccords ne portant que sur la méthode.
En second lieu, les solutions envisagées passent toutes par l’expulsion partielle ou totale des personnes jugées indésirables. En 1942, cette expulsion prend la forme d’une livraison aux autorités occupantes. En 2006, les intéressés sont renvoyés dans des pays dont certains sont soumis à des dictatures impitoyables, dont d’autres sont ravagés par la guerre civile, dont tous sont marqués par le sous-développement, le sous-emploi et la pauvreté. Bien entendu, le résultat final est infiniment moins tragique aujourd’hui qu’hier, mais ce qui est caractéristique, c’est que, dans les deux cas, l’administration française se désintéresse entièrement de ce résultat : littéralement, ce n’est plus son affaire. On a soutenu qu’en 1942 les autorités françaises ignoraient le sort réservé aux Juifs par les nazis : peut-être, mais leur ignorance même était le résultat d’une décision réfléchie : elles ne voulaient pas le savoir. Il en est exactement de même aujourd’hui : ce qui compte pour le gouvernement, c’est de se débarrasser des hommes, des femmes et des enfants concernés ; sitôt la frontière franchie, il ne s’estime plus responsable de rien et les abandonne à leur destin en toute indifférence.
Pour expulser les gens, il faut d’abord s’assurer de leur personne. Nous retrouvons ici la gamme des procédés que j’évoquais en commençant. C’est que dans ce domaine les analogies résultent de la « nature des choses » ; la chasse à l’homme, surtout lorsqu’elle est assortie d’objectifs chiffrés, implique l’utilisation d’un certain nombre de techniques : rafles, convocations-pièges, interpellation des enfants dans les écoles, internement administratif. Quelles que soient les populations ciblées, le recours à ces techniques est inéluctable dès lors qu’on prétend à l’efficacité. Il faut d’ailleurs admettre que, sur ce point, le Ministre de l’Intérieur n’a guère innové par rapport à ses prédécesseurs de l’époque de Vichy et de la guerre d’Algérie et la police française n’a eu qu’à puiser dans ses archives pour retrouver les bonnes vieilles méthodes.
En quatrième lieu, la mise en œuvre de la répression et les dérives qui l’accompagnent suscitent inévitablement des protestations de caractère moral ou humanitaire. Face à ces protestations, la riposte des responsables est la même, en 2006 comme en 1942, et elle est double : d’un côté, les autorités, nous disent-elles, ne font qu’appliquer la loi, et les protestataires s’entendent reprocher leur incivisme. Par ailleurs, pour désarmer les oppositions, les autorités introduisent des distinctions à l’intérieur de la population frappée par la répression. En 1942, le gouvernement de Vichy déclarait séparer le cas des Juifs français, dont il prétendait vouloir sauver au moins la vie, de celui des Juifs étrangers, livrés pieds et poings liés à l’occupant. De même aujourd’hui, Maître Arno Klarsfeld, l’ineffable médiateur promu par le Ministre de l’Intérieur, insiste sur l’opportunité d’opérer un tri, une sélection, entre les familles qui ont des attaches avec la France et celles qui n’en ont pas, l’expulsion de ces dernières n’appelant aucune objection de sa part.
Entre 1942 et 2006, les éléments de continuité sont donc nombreux, et il est d’autant plus légitime de les mettre en évidence que, comme les historiens l’ont aujourd’hui démontré, la politique anti-juive du gouvernement de Vichy ne lui a nullement été dictée ni imposée par l’occupant, même si elle comblait ses vœux. C’est d’eux-mêmes et spontanément que le gouvernement, l’administration et la police de Vichy ont offert et apporté leur concours aux autorités allemandes, notamment sous le prétexte proclamé de préserver la souveraineté de l’Etat sur le territoire national : ils ne sauraient donc excuser leur conduite au nom de la contrainte ou de la « force majeure ». La comparaison est donc légitime avec la politique présente, dont l’origine « française » n’est pas discutée.
Si les évènements suivent leur cours actuel, il est vraisemblable que les analogies iront jusqu’à leur terme et que, dans trente ou quarante ans, des cérémonies de repentance seront organisées pour déplorer et désavouer la politique d’immigration pratiquée actuellement. Plutôt que d’attendre un tel dénouement, ne serait-il pas préférable de renforcer dès aujourd’hui la résistance à cette politique, en attendant d’y mettre fin dès que l’évolution de l’opinion le permettra ?
NOTE : (1) Emmanuel Terray est ethnologue et directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS).
Après ses études de philosophie à l’ENS, notamment sous la direction de Louis Althusser, et l’agrégation, Emmanuel Terray se tourne vers l’anthropologie. Il travaille d’abord à l’Institut de sciences politiques de Paris, puis à l’Université d’Abidjan dont il est l’un des professeurs. C’est en Côte d’Ivoire, en pays dida, qu’il mène sa première enquête de terrain, avant d’entamer, en 1967, une nouvelle recherche sur la royauté abron. Nommé doyen de l’École des lettres de l’Université d’Abidjan, il poursuit de front ses activités de recherches, d’enseignement et d’administration jusqu’en 1968, l’année où il doit quitter son poste, en raison de sa sympathie pour les étudiants contestataires en Côte d’Ivoire et en France.
De retour à Paris, il enseigne à l’Université de Paris 8. En 1984, il soutient sa thèse de doctorat d’Etat, dans laquelle il propose une analyse dynamique de l’histoire du royaume abron. Bien au-delà de la monographie historique, cette thèse est un véritable traité d’anthropologie politique.
Emmanuel Terray dirigera le Centre d’études africaines (EHESS-CNRS) entre 1984 et 1991. Il passera ensuite trois années à Berlin, en qualité de chercheur, puis rejoindra le Centre d’anthropologie des mondes contemporains.
Il est membre de la Ligue des Droits de l’Homme, et à ce titre comme à celui que lui confère son expérience de scientifique, collabore à de nombreuses commissions. Après plusieurs ouvrages d’anthropologie, il a publié
"Lettre à la fugitive", (Odile Jacob, 1988) ; "La politique dans la caverne", (Seuil, 1990) ; "Le troisième jour du communisme", (Actes Sud, 1992 ) "Une passion allemande", (Seuil, 1994) ; "Clausewitz", (Fayard, 1999) ; "En substance", (Fayard, 2000)", "Traversées", avec Jean-Paul Colleyn, Bruxelles, (Labor, 2005) ; "Face aux abus de mémoire". Préface de Christian Bromberger, Arles, (Actes Sud, 2006).
cet article est diffusé sur les sites :
Mémoire Juive et Education de Dominique Natanson (membre de l’Union Juive Française pour la Paix)
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