journal de terrain

mercredi 7 juin 2006.
 

Calais du 25 avril 2006 au 5 mai 2006

Départ de Brest le 24 avril à 21h50. Arrivée Place Crevecoeur à Calais à 6h05, le 25 avril 2006.


Mardi 25 avril / J’ai un contact rencontré lors de l’exposition de François Legeait rue de Saint Malo à Brest qui me rejoindra sur cette place. Je suis à Calais pour apporter des vêtements et tout ce qui pourrait être utile à des réfugiés dans la situation décrite par Z, lors de sa venue à Brest. Une télévision alternative brestoise m’aura prété avant mon départ une caméra. Nous discutons ensemble, chez elle, de la situation qu’elle me précise être celle de migrants et non de sans papiers comme décrite souvent. Les migrants n’ont en France aucune reconnaissance juridique, ils sont "inexistants". Nous partons ensemble à leur rencontre. Nous passons à 11h00 près de la voie férée qu’ils longent, m’explique Z, de la "jungle (le bois où beaucoup d’entre eux dorment) à ce lieu à la vue de tous dans la ville, où ce trouve, l’unique point d’eau de la ville. Terrain sur lequel est posé une baraque en préfabriqué, possession de la commune, lieu de travail pour l’employé du CCAS, à l’intention des réfugiés. Ce terrain est cerné de la Gendarmerie et de la Gendarmerie Fluviale. La route qui le longe est fréquentée, munie de feux de circulation. Nous sommes en ville, à quelques mètres de la Mairie, du centre commerçant, des plages, de son casino. Une voiture y est garée pour distribuer du thé. Z ne souhaite pas que nous nous y arrétions et nous nous dirigerons vers la "jungle", le bois qui se trouve à 1 km de la ville. Lieu de repli pour ces hommes, femmes et enfants où s’est figée l’existence de cabanes de fortune, détruites pour des raisons officielles de santé publique, sans offrir une seule alternative à cette existence sans droit, sans respect de la dignité humaine. Nous quittons ce lieu vide de vie, jonché encore de ces cendres, vêtements, tissus, bois, boites de conserve, plastiques, médicaments, produits d’hygiène et même trouvons nous encore des portions alimentaires pour bébé et une canette non utilisées ; laissées ou perdues dans la fuite ? Nous repassons à ce lieu où se trouve la cabine du CCAS où, nous y trouverons une centaine de migrants : afgans, somaliens, irakiens, érytréens, iraniens, pakistanais, indiens... Un homme, nous montre sa main, Z le questionne, comment est-ce arrivé ? C’est la police avec les chiens ! C’est le chien qui l’a mordu. Je retourne à la voiture* prendre du désinfectant et un bandage. Ces hommes sont épuisés, ont froid, faim, le désir de se laver. Pourquoi tant d’irrespect pour ces hommes, ces femmes et ces enfants qui ne demandent rien d’autre qu’une terre d’asile, de transit même, dans le respect d’eux-mêmes ? Un homme nous dira qu’ils sont traités pire que des animaux. Je me rappelle alors ce film : L’île aux fleurs. Pendant que certains nous interpellent comme de potentiels bienfaiteurs d’un maigre soulagement de leur condition, j’observe, je suis consternée, désolée par l’inhumanité de mon pays, celui des droits de l’Hommes. Ils ont froid dans ce Calais sinistre, sans verdure, sans espace. Nous rencontrons une femme brulée aux yeux et au visage par des gaz lacrymogènes. Je ne trouve pas dans ma voiture de quoi la soulager et proposons de revenir à 14h00. Nous partons et trouvons sur notre chemin, un homme jeune en pull. Je lui donne un blouson. Je ne peux le laisser dans ce froid brumeux d’un matin d’avril à Calais. Nous laissons derrière nous, ces rencontres furtives pour n’être assaillies et créer une émeute selon Z qui me conseillera de déposer tout le contenu de ma voiture à l’association SALAM. Derrière nous, ce terrain, cet ancien hangar, ces hommes, ces femmes et ces enfants et la police qui tourne sans les inquiéter. Mais que sait vraiment la population locale ? Que se pose t’elle comme question ? Nous rentrons manger et repartons pour le terrain. La distribution de nourriture vient d’avoir lieu. Ils sont plus nombreux à présent, 200 peut-être. Nous cherchons la femme pour ces yeux, elle n’est plus là. Il y a un enfant de cinq ans. Un autre homme a besoin d’un blouson. Ils sont épuisés. Il y en a un qui dort sur un contenaire, d’autres par terre. Nous croisons une autre militante. Elle photographie les policiers. Je n’ai pas encore oser utiliser ma caméra, ce que l’ont voit est si difficile à accepter et ces individus ont droit à ce respect qui leur est refusé. Je veux avant, qu’ils comprennent ma démarche pour laisser ces trâces nécessaires à l’Histoire , la mémoire que nous leur devrons, celle des paradoxes de cette société, de ce système. Cette production à outrance, cette consommation et cet état de n’être que "sans". Nous partirons ensuite remettre la collecte effectuée à Brest à l’association où quelques bénévoles préparent le repas chaud du soir. Nous irons ensuite à Coquelle, dans cette zone de rétention que rien n’indique, flanquée parmi un vaste paradis de la consommation, huile essentielle à ce coûteux capitalisme, pour l’humanité. Un bâtiment moderne, "tribunal de grande instance annexe", seule indication. Qui penserait qu’ici sont traités indignement aussi, jusqu’à 84 migrants ? Parfois, expulsés, parfois relachés, au milieu même de Marques Avenue et autres vendeurs de rêves furtifs pour lesquels nous accepterons esclavagisme moderne, et, asservissement toujours ! D’autres questions : Que penser de ce centre d’hÉbergement à Sangatte qui ne résolvait rien quant à la question de cette immigration, du partage des richesses mais permettait logement, soins, hygiène et informations ? Faut-il pratiquer l’activisme militant réduit à la charité humanitaire au risque d’y donner sa vie entière ? Sommes-nous utiles ? Pouvons-nous l’être ? Peut-on ne pas le faire ? Pouvons-nous y changer quelque chose sans partage des richesses ? Pourrons-nous encore longtemps accepter ces horreurs commises en notre nom ?

Quel sentiment d’impuissance, de désespoir ! Cette envie de vomir, de pleurer, de hurler !

Comment une société telle que la notre peut-elle donner plus d’importance à des animaux de compagnie, à des foetus au nom de la vie qu’à ses hommes, ses femmes et ses enfants acculés par cette elle- même, en exil, par conséquence du capitalisme et du pouvoir ?


Mercredi 26 avril / Z ne souhaite pas m’accompagner, je ne parle pas anglais, je lui demande de me traduire les questions suivantes : - pourquoi leur départ ? - d’où ? - qu’ont-ils traversés et vécus pendant ce voyage jusqu’ici ? - quelles ont été leurs rencontres ? - comment avaient-ils imaginé cette route ? - à quoi s’attendaient-ils ? - est-ce que ça correspond à la réalité ? - quelle est cette réalité ?

Z me fait un plan et je pars seule à pied. J’ai traversé le centre pour me rendre au hangar. J’ai croisé un fourgon de CRS. A mon arrivée, ils m’apprennent que la police vient d’en interpeller quatre. La télévision est là. Je passerai toute la journée avec les réfugiés, la télé se contentera de filmer la précipitation pour la prise en charge de quatre d’entre eux pour les douches et la distribution du thé. Ils (les journalistes) parlent avec une humanitaire à mon arrivée (début du film). Ils me demandent pour quelle télé je travaille, je leur réponds que je filme pour moi, que je suis étudiante. Je rencontre un jeune qui parle français. Il vient d’arriver et se fait passer pour un réfugié. Je le questionne, il se méfie et me dit qu’il travaille pour une association parisienne qui repère les bons des mauvais réfugiés. Je ne comprends pas et me pose des questions : est-il passeur ? Travaille t-il pour la police ? Je resterai méfiante. J’en trouve un autre parlant français, il dit être réfugié mauritannien mais je doute de cette réponse, cette démarche et ce français à l’accent des cités parisiennes. Que fait-il là et ces vêtements si propres. C’est lui qui sera interviewé par la télé. Je comprends très rapidemment qu’il n’est pas plus mauritannien que réfugié. Pourquoi ment-il ? Je continue mon observation, il partira avec les journalistes pour leur montrer où il a dormi cette nuit. Je demande si je peux suivre et filmer. Les journalistes me l’interdisent, droit de l’image. Sont-ils à ce point persuadés de faire de la désinformation ? Ils diront aux réfugiés de ne pas me parler, de ne pas me laisser les filmer, que je suis de la police. Je filme de loin. Il passe sur le pont, attend les journalistes et se séparent, les journalistes reviennent seuls. Les réfugiés ont observé la scène, après ce passage des journalistes, je ne sais pas ce qu’ils pensent, je ne parle pas anglais et ne peux pas expliquer ce que je fais là. Je me contente d’écrire dans mon cahier ce que j’observe, je filme les écritures inscrites sur les murs de la cabine du CCAS, le contenaire, la tôle, je parcours ce terrain, les salue, serre les mains de ceux qui m’ont repérée la veille. J’hésite beaucoup à utiliser ma caméra, pour filmer quoi, ces ordures, ces hommes fatigués à qui je ne peux expliquer ma démarche ? Je demande si je peux filmer le point d’eau avec ces hommes qui se lavent, ils acquiescent. Je passe près d’un homme qui mange et me propose de partager son repas. Mes valeurs occidentales me feront refuser, ils n’ont que si peu. Je m’assois et écris, deux autres me proposent à manger, à nouveau je refuse. Ils s’inquiètent de ma présence depuis le matin sans avoir consommé ou bu quoi que ce soit. La journée passe, certains viendront s’asseoir près de moi. Je peux seulement leur dire que je suis étudiante et leur tends mes questions traduites par Z. D’autres journalistes arrivent c’est l’heure du repas : du pain et des bananes. C’est encore ce même réfugié qui n’en est pas un, qui se trouve avec eux et un humanitaire. Je filme sans trop savoir quoi, cette scène qui me parait étrange. A quelques mètres une voiture s’arrête, un homme descend, pose un sac et repart aussitôt. Les réfugiés s’expriment face à ma caméra, je ne comprends rien, je ne parle pas anglais et comprends si peu de mots qu’il m’est impossible d’entretenir une discussion, je filmerai ce qu’ils accepteront. Vers 15h00, je trouve M, cette autre militante avec son appareil photo. Elle parle anglais, je vais me présenter et lui explique ce que je souhaiterais faire. Je veux que ce soit les réfugiés eux-mêmes qui passent le message, qu’ils expliquent, ce qu’ils vivent là, je suis prête à leur prêter ma caméra s’ils le souhaitent. Et,je lui explique ce qui s’est passé avec les journalistes le matin, que j’ai peur qu’ils soient effrayés de ma présence. Elle le leur demande, ils lui répondent que non.Ils n’aiment pas les journalistes qui les prennent pour des animaux de zoo et acceptent mon projet. Ils nous demandent de les suivre dans ce qu’ils appellent "leur maison". Elle se trouve à une centaine de mètres sur le port. Je les suis et prête ma caméra, ils font eux-mêmes un entretien et m’invitent à entrer dans "leur maison". Très vite, je ressors, l’odeur de lacrymogène est trop importante, ils ne la sentent plus mais très vite, j’ai la gorge qui brûle, les yeux qui piquent. Vers 18h00, les humanitaires distribuent le repas chaud à la "caritas", c’est ainsi qu’ils appellent le quai où on leur donne à manger le soir sur le port. Je leur propose pour attendre de prendre un café, consternation que ce racisme présent alentour. Nous nous rendons à la distribution du repas. Repas qu’ils ne prennent pas, je leur pose la question de la raison ? Peut-être ma présence les gène, je ne parle pas anglais, c’est difficile, je comprends : "on a pris un café". La télévision est à nouveau présente, les journalistes se contentent de filmer la précipitation de quelques-uns lors de la distribution du repas et s’en vont. En réalité, je le comprendrai plus tard, ils n’y mangent pas, ce n’est pas bon, voire même, expérience faite, indigeste et surtout, il leur est insupportable de manger dans la rue à la vue de tous. ils préfèrent se débrouiller par eux-mêmes, achètent ce qu’ils peuvent. Ils m’y avaient accompagnée pour me montrer dans quelle situation ils se trouvent, et, pour rencontrer d’autres réfugiés. Nous retournons au camp et je décide d’aller chercher ma voiture laissée au centre ville, deux d’entre eux m’accompagnent. Au cours de ce trajet, j’interroge les passants sur leur sentiment à propos de la situation des réfugiés dans leur ville. Le premier, un homme avec une sacoche, costume et cravate me répond :
-  "je sors du travail, ce n’est pas l’heure de me poser ces questions !" Trois femmes ensuite avec un bébé en poussette, me répondent :
-  "vous êtes mal tombée avec nous."
-  "pourquoi ?"
-  "c’est pas à nous qu’il faut poser ces questions."
-  "vous ne résidez pas ici peut-être"
-  "si, mais justement, on en veut pas."
-  "votre avis m’intéresse."
-  "ils ont qu’a rester chez eux."
-  "savez-vous qu’ils fuient les guerres ?"
-  "je m’en fouts, ils ont qu’à rester chez eux."
-  "que feriez-vous si votre pays était en guerre ?" Hésitation
-  "je resterai chez moi, de toute façon qu’ils restent chez eux !" Trois adolescentes, même question.
-  "on n’a pas d’avis"
-  "et sur le fait qu’ils se fassent matraquer et gazer par les CRS ?"
-  "c’est pas vrai, si c’était vrai, ça se saurait, ce serait un scandale, on l’aurait su à la télévision."
-  "vous comptez vraiment sur les médias pour vous relater ce qu’il se passe réellement ?"
-  "à la télé, ils nous informent sur ce qui se passe."
-  "vu votre âge, vous avez peut-être participées aux manifestations de ces derniers mois ? "
-  "nous ? On est au lycée catholique alors non !"
-  "pour y avoir participé, je peux vous assurer que tout n’y est pas dit" Un des pères dans un gros 4x4 klaxonne et leur fait signe de monter. Nous croisons une autre passante à laquelle, je ne pose pas la question, à notre vue, elle a serré son sac à main contre elle, angoissée à la vue de deux noirs dans la rue. Nous retournons au camp, les réfugiés qui y sont font tous les efforts possible pour que je puisse comprendre quelque chose de leur situation, ils parlent anglais, traduisent en espagnol et italien pour qu’avec l’ensemble, je m’en sorte. Je décide alors de passer ma nuit dans ce camp afin de vérifier ce qu’ils disent, les violences policières, les gaz.


Jeudi 27 avril / Il est 2h00 du matin, je me suis organisée une planque sur les toits des entrepôts du port pour filmer sans être, je l’espère, repérée. Les CRS arrivent, ils font le tour du port, des entrepôts, des tas de sable. Ma caméra tourne, je m’aplatis sur le toit et la peur de me faire repérer m’envahie, je tremble. Ils reviennent à hauteur du camp où se trouvent six personnes assises avec un bébé, près du grillage. Ils descendent sans un mot, gazent à bout portant, remontent dans le fourgon toujours sans un mot et s’en vont. Je n’ai pas su ce qu’il vient de se passer, j’étais cachée. La batterie de la caméra a coupée, je ne sais pas ce que j’ai filmé. C’est alors que j’ai entendu le bébé pleurer et les réfugiés cracher, tousser. Je leur ai demandé ce qu’il venait de se passer, les CRS avaient une fois de plus gazé. Je leur ai donné le sérum physiologique que j’avais dans les poches. Et j’ai attendu, le reste de la nuit sur ce toit.

9h00, j’ai froid, je suis fatiguée, je pense que la police ne viendra plus, je descends du toît, gagne ma voiture, démarre et fais demi-tour sur le port quand les CRS arrivent. Je coupe le contact et me cache derrière mon siège. Ils sont à l’autre bout du port. Ils restent là mais que font-ils ? Est-ce pour moi ? Ils font à pieds le tour des entrepôts qui se trouvent de leur côté. L’un d’eux marche en ma direction jusqu’au camp, ils (les réfugiés) dorment tous, font demi tour, ne viennent pas jusqu’à la voiture. Ils sont là et ne font rien . Une heure et demie plus tard, ils partent. Je retourne à ce camp pour avoir des nouvelles de ce bébé, il a le visage brulé. La fatigue et la colère ne me permettent pas de retenir mes larmes, je ne peux même pas leur dire la honte que je ressents d’appartenir à ce pays. "I’m sorry". J’ai honte de ne pas retenir mes larmes devant ces hommes à qui je voudrais dire tant de choses et qui malgrè tout gardent le sourire et la joie de vivre. Je repars chez Z pour recharger les batteries de ma caméra, mange un peu, bois un café et pars. Je décide de vivre avec les réfugiés dans les mêmes conditions que leur offre avec tant de compassion mon pays, celui "des droits de l’Homme", je mangerai comme eux, c’est à dire peu, et me laverai à cet unique point d’eau de la ville. Petit à petit, j’apprends l’anglais sans quoi, je ne peux communiquer et j’observe cette vie de survie dans laquelle nous gardons chaque jour le sourire. Je suis installée dans un camp, sur le port, le seul qui possède un toit pour nous protéger du vent, de la pluie. Je ne peux dire ce que c’est exactement, une pièce de bateau probablement, rouillée, dans laquelle dans l’espace que représenterait les 3/4 d’un lit pour deux et à peine plus long, nous dormons par trois, de chaque côté, se trouvent quatre compartiments séparés d’une alvéole. Nous entrons par un trou extérieur et passons dans les chambres des uns et des autres par ces alvéoles. A l’intérieur, collées, des représentations de la vierge. Tous les trous sont bouchés la nuit par du carton pour empécher le vent d’y pénétrer. Les CRS sont venus cette nuit, ils n’ont pas gazé mais nous ont lancé des pierres. Ont-ils fait leur apprentissage en Palestine ? Ils sont revenus une seconde fois, toujours pareil.


Vendredi 28 avril / Nous n’avons pas été gazé cette nuit, je me suis couchée à 5h30. Ici, on vit à un autre rythme. Ils ont l’habitude de dormir la journée plutôt que la nuit, qu’ils occupent à ce qu’ils appellent leur "job". La première fois, je n’ai pas compris. Puis j’ai posé la question, une fois que mon anglais le permettait. C’est comme ça qu’ils appellent leur tentative pour trouver un camion pour passer en Angleterre. Ils sont également bien plus persécutés la nuit que le jour par les forces de l’ordre. La journée commence en général par l’achat du premier repas : taboulé mélangé à des yaourts que l’on mange grâce à du pain de mie. Nous passons les journées à marcher, à discuter, à jouer aux cartes... la consommation d’alcool est importante. "I forget my life". Je dois également me rendre dans les cafés de la ville dans lesquels je profite pour charger les batteries de ma caméra, de mes téléphones et qui me permet l’accès à des toilettes. Aucun sanitaire public dans cette ville ? Je ne filme pas, pas envie, pas le courage, filmer quoi ? Cette "fucking life" ?


Samedi 29 avril / La vie ne change pas vraiment d’un jour à l’autre. Mon anglais s’améliore, ce qui me permet une plus grande communication. Aujourd’hui, c’est le jour du vestiaire du secours catholique. Un des réfugiés me fera remarquer que je suis sâle ! Ce à quoi, je ne prête plus attention depuis longtemps. Deux réfugiés viennent me chercher, des journalistes se sont introduits dans leur maison sans leur demander leur autorisation. Je les suis, il y effectivement deux journalistes avec une camÉra dans leur camp. Je leur demande ce qu’ils font là, de quel droit, ils s’introduisent dans leur maison sans leur demander la permission, s’ils se croient au zoo ? En quoi, les réfugiés de Calais sont-ils devenus à ce point intéressants pour que toutes les télés débarquent ici cette semaine. Ils me répondront que c’est du fait du passage de la loi de Sarkozy sur l’immigration choisie. Mais quel rapport ? Ils me demandent ce que moi je fais avec une caméra. Je leur répondrais : filmer ce qui se passe à Calais, passer le message des réfugiés, pas faire la propagande du gouvernement, utiliser des images pour asseoir les lois fascisantes de ce pays. Ils répondront qu’ils font leur travail, même discours copier-coller que les autres télés débarquées dans la semaine. La leçon est bien apprise. Et puis, leur travail est difficile, pour 3min diffusées, ils font une demie heure de rush. Ils me demandent ce que je vais en faire de mes rush. Je leur répondrais que mes rush, sont aussi les rush des réfugiés qu’ils seront diffusés tels que filmés. Ils partiront enfin, les réfugiés me remercieront. J’ai la certitude à présent de leur réelle confiance. Le samedi, il y a beaucoup moins de camions en partance pour l’Angleterre. Les réfugiés sont aussi en week-end, "no work", alors il boivent encore davantage. Je suis vraiment fatiguée mais la nuit sera difficile, ils ont beaucoup bu, ils seront assez bruyants et agités, difficile de dormir.


Dimanche 30 avril / J’ai dormi assez tard, la nuit ayant été difficile. Aujourd’hui, les magasins sont fermés, nous ne mangerons que le soir, en rentrant au camp, j’ai senti une odeur de poisson de très loin. Je n’avais pas mangé. Les humanitaires donnent du poisson aux réfugiés le dimanche. Heureusement que la température est fraiche dans cette ville car celui-ci sera conservé dans la caisse à l’air libre et consommé jusqu’à demain. Ils le cuiront dans une poële bien entendu jamais lavée puiqu’il n’y a pas d’eau en ce lieu, au feu de bois. Le poisson, une fois cuit, pour de pas être posé à même le sol sera vidé sur un sac plastique qui évidemment fond sous la chaleur. Ils me proposent de manger avec eux. Hésitation, un instant, je pense aussi à ses mains qui depuis longtemps n’ont plus l’usage de l’eau et du savon. Mais, j’ai aussi compris depuis un moment qu’on ne peut ici faire la fine bouche, qu’on doit oublier ces principes d’hygiène si souvent rabachés et puis j’ai faim. Je ne crois pas en dieu, je ne sais lequel prier, je ravalle ma salive et accepte. De toute façon, il faut bien manger. "Life is like this" !


Lundi 1er mai / Je rejoinds M au café pour la manifestation qui n’aura pas lieu, pas assez de monde. Il pleut, il y a du vent, il fait froid. Je retourne au camp et filme ces camions que les réfugiés ouvrent pour tenter de gagner l’Angleterre. Parfois, m’expliquent-ils, les feuilles de route se trouvent à l’intérieur et indiquent que ce n’est pas la direction qu’ils souhaitent, ils les abandonnent ainsi. Parfois aussi, ils arrivent dans d’autres pays d’Europe et la le périple reprend pour rejoindre Calais. Je ramasse des ordures dans le camp lorsqu’un car de CRS arrive. Ils descendent, me demandent ma pièce d’identité. Je leur donnerai ma carte d’étudiante. Ils me demandent si je suis là en soutien aux réfugiés. Je réponds que je fais un travail universitaire au sujet des réfugiés. J’en profite pour leur poser quelques questions :
-  pourquoi ce comportement avec les réfugiés ?
-  quel comportement ?
-  vous les frappez, les gazez ?
-  jamais !
-  je vous ai vu.
-  quand ?
-  pas vous personnellement monsieur, mais mercredi j’ai assisté à cela dans la nuit.
-  c’est parce qu’ils violent les enfants à Calais.
-  vous n’avez pas trouvé mieux ?
-  nous faisons du social aussi, mais ça, personne ne le dit.
-  vous pouvez expliquer, je ne comprends pas ce que vous entendez par là ?
-  vous trouvez ça normal toutes ces ordures et ces enfants qui dorment dehors dans le froid ?
-  non, bien entendu mais on ne leur offre pas de solution et, si on n’en veut pas pourquoi ne pas les laisser passer en Angleterre ?
-  parce qu’ils n’en veulent pas non plus, personne n’en veut.
-  mais, ils fuient les guerres, les dictatures que nous soutenons et les situations économiques que nous avons crée par les colonisations ?
-  on les met dans des centres.
-  ce ne sont visiblement pas des solutions pour eux.
-  et vous, vous en avez des solutions ?
-  pourquoi ne pas ouvrir les frontières, stopper les guerres et l’abolition du capitalisme ?! Ils remontent dans leur fourgon en riant grassement et s’en vont. Nous passons une grande partie de la journée à l’intérieur de la maison, il fait humide et froid. Le soleil se lèvera vers 17h00, nous en profiterons pour laver du linge parce que cette odeur de poisson cuit au feu de bois est tenace. A peine, avons nous fini d’étendre le linge que les CRS arrivent au camp d’à coté, je filme. C’est la première fois depuis une semaine qu’ils s’apercoivent que je filme. Ils doivent alors se poser la question de ce qu’ils doivent faire. Ils montent dans le fourgon et arrivent en notre direction, je suis dans ma voiture sur le port. Un fourgon de ramassage est plein de réfugiés. Ils me demandent mes papiers, m’indique que je n’ai pas le droit de circuler ou stationner sur le port. Je leur réponds que je ne comprends pas puisque je vois tous les jours des véhicules sur ce port. Mais c’est justement moi, qu’ils voient ici. Je leur demande si, c’est interdit d’y circuler que font-ils eux mêmes, là ? Ils me redemandent mes papiers, je trouve mon assurance, mon permis mais pas ma carte grise. Le CRS m’indique qu’il va me verbaliser pour circulation sur le port et me redemande ma carte grise, je ne la trouve pas et suis sûre de l’avoir dans mon véhicule. Il part au fourgon, revient m’indique qu’il a appelé la préfecture et que je n’ai jamais immatriculé mon véhicule. Je lui sors le certificat de non gage ainsi que accusé de paiement de ma carte grise tout en continuant mes recherches. Et il me dit que je n’ai pas le droit de les filmer. Je rétorque que j’ai consulté mes droits avant de commencer ce travail et que j’ai ce droit ! Il est déconfit. Il appelle des renforts, à présent trois fourgons de CRS et deux véhicules de police ! Il m’indique que je vais être conduite au poste pour défaut de carte grise. Les renforts arrivent et miraculeusement, je retrouve ma carte grise, il est dépité. Pendant ce temps M filme avec son appareil photo numérique, elle se fera insulter par deux d’entre eux, je me permettrai de leur faire remarquer que ce ne sont pas des façons de parler pour des agents de la sécurité publique. L’un deux me répondra : qu’est-ce qui y’a, y’a un problème ?. Finalement, une voiture arrive sur le port, je demanderai si celle-ci est davantage autorisée à y circuler ? Le CRS demandera à son collègue policier si c’est permis mais, il sera incapable de répondre. Je l’aurais échappé de peu, ils me laissent repartir.


Mardi 2 mai / Les CRS commencent de bon matin, un premier contrôle au camp à côté du notre. Nous partons acheter à manger. Lorsque nous revenons, je vois à nouveau un fourgon prendre la direction du port. Je pars seule, ma caméra au poing. Je m’arrête au niveau du second squatt où, des agents de la ville ou du port ont été diligentés pour faire un nettoyage de son contenu. Je m’aperçois avec stupéfaction que celui-ci est extrèmement bien tenu, je filme les interventions et les CRS. Un autre fourgon se dirige vers moi dans mon dos. Il s’arrête, un CRS descend et me demande ce que je filme. Je lui répondrai : ce qui se passe à Calais. D’autres CRS, viennent de contrôler à nouveau les mêmes que le matin et je lui pose la question suivante lorsqu’il me demande mes papiers et me questionne si c’est bien moi qui a été contrôlée par son collègue la veille : pourquoi certains des réfugiés sont embarqués, d’autres seulement contrôlés ? Je n’aurai pas de réponse, il me répondra d’écrire au chef du centre de rétention seul habilité à me répondre. Et, me demandera en partant si l’on ne m’ennuit pas trop dans mon travail. En partant, j’interrogerai ces réfugiés contrôlés deux fois ce matin et que l’on a laissé repartir, je n’aurai pas davantage de réponse. .Je pars ensuite voir ce qui se passe dans les autres camps, le port étant bien tourmenté. Je me trouve juste devant le camp du terrain au point d’eau, à nouveau les CRS, matraques et gazeuses à la main qui viennent à nouveau de remplir un fourgon. Un homme, les yeux pleurant d’avoir été gazé, se tient à ma portière et se frotte le visage. Je n’ai pas le vocabulaire nécessaire pour lui dire de ne pas le faire, je peux seulement lui dire et répéter "no" et lui dire qu’il lui faut du citron ou de l’eau salée. Un car de CRS s’en va, sirène hurlante, nous les suivons et nousnous retrouvons à la friterie du port (un petit creux, peut être). Je retourne au camps (à la maison), à nouveau les CRS passent sur le port près de nous, RAS. Dans l’après-midi, nous mangeons lorsqu’un troisième contrôle, des mêmes réfugiés encore s’opère et que l’on laisse à nouveau repartir. La situation me parait incompréhensible. Le soir, à la "caritas", les CRS essaieront à nouveau des interpellations, les humanitaires réagiront vivement et appelleront le maire et la presse locale.


Mercredi 3 mai / Troisième jour de rafles, j’aurai assisté impuissante à cet acharnement contre les réfugiés pendant trois jours. J’aurai passé ma journée à faire le tour des différents camps (ils se regroupent par nationalité) pour les soulager des projections de gaz lacrymogènes et savoir s’il n’y a pas de blessé. La fatigue encore ne me permettra pas de retenir mes larmes. Je m’excuse pour cela. Je suis gênée, c’est eux qui subissent ces horreurs. Un homme part se cacher pour ne pas pleurer devant moi. Le chef me dit en arabe qui me sera traduit "ceux qui pleurent pour nous compatissent à notre malheur, ils sont protégés par Dieu." L’après midi ressemble à la matinée, je rencontrerai un autre chef qui vient à ma rencontre pour me dire lui aussi que je serai protégée désormais par Dieu.


Jeudi 4 mai / Ca fait déjà plusieurs jours que je dis que je vais rentrer mais bien que la vie soit difficile ici, je n’ai plus envie de partir. Beaucoup de liens se sont crées ici. Je veux prendre une chambre d’hôtel avant de repartir pour me reposer. Une pièce d’identité est nécessaire pour ça. Dans l’hôtel se trouvent logés, un grand nombre de soldats protégeant le tunnel sous la manche. Pas d’intervention des CRS aujourd’hui. Peut-être que les centres de rétention sont pleins.


Vendredi 5 mai / C’est aujourd’hui que je pars. Avant, je veux assister à cette manifestation mensuelle organisée par les humanitaires. Je me rends très vite compte que ce n’est en rien dans un souci d’amélioration de la condition des réfugiés. Comme chaque soirs, ils se rendent à la "caritas" pour manger et c’est seulement alors qu’on leur annonce que ce soir, le repas est en ville ! Ils ne savent pas pourquoi ils sont là. Il y a juste indiqué en tête de cortège SOLIDARITE, avec qui ? pourquoi ? Nous commencons par passer sur le port, devant l’ambassade d’Angleterre. J’ai appris cette manif trois jours auparavant et j’ai eu le temps de décider un certain nombre qui ne mangent pas à la "caritas" d’y participer en variant le slogan en "OPEN THE BORDER, GIVE US PAPER". Ce n’est visiblement pas du goût de tous. Un des humanitaires me menacera en me disant que si je continue, il me cassera la gueule. Ils finissent la manif dans le centre ville dans lequel devant un parc public, on les rangera en rang d’oignons pour leur donner ce repas à la vue de tous les automobilistes et des passants, tel un zoo. Franchement, Ca me fout la gerbe, la sous prefecture est à peine à 100 mètres mais il ne faudrait surtout pas déranger le discours lissé pour obtenir des dons. Beaucoup d’entre eux n’iront pas manger, pas dans ces conditions. Je proteste sur cette manière de faire mais les humanitaires sont satisfaits ça fait quatre ans qu’ils opèrent de la sorte, la situation n’a pas évoluée et ça ne les choque même pas. Soit dit en passant, après quatre ans, ils ne parlent toujours pas anglais et quand ils leur parlent c’est comme à un groupe d’animaux. Mais où est donc passé l’humain dans l’humanitaire ? Nous partons avec ceux qui sont devenus mes amis. Je fais un dernier entretien et dis au revoir, "les chefs" me bénissent ainsi que ma voiture et je pars le coeur triste de quitter ces rencontres qui m’auront encore tant appris. La route sera longue et difficile. Je sais déjà que je reviendrai.

Voici l’extrait de mon journal de terrain tel qu’écrit sur place. Il vous permettra de mieux comprendre les images filmées lors de cette expérience.

Journal de terrain (format pdf)